« J’ai rencontré énormément de féministes qui n’étaient pas lesbiennes, mais je n’ai jamais rencontré une lesbienne qui ne soit pas féministe. » Martha Shelley
Cette anthologie a pour vocation de donner à lire un peu de cette rage lesbienne. Elle réunit des textes écrits entre 1969 et 1974, soit les cinq années qui suivent les soulèvements de Stonewall, à un moment où le mouvement pour les droits des personnes LGBTQ+ est en train de se structurer. Les autrices se situent aux balbutiements du mouvement queer 8 qui n’est plus seulement une insulte ou un mot-valise utilisé par les personnes concerné·es, mais qui commence à apparaître dans les revues et les journaux politiques comme un terme autour duquel se rassembler. Ces écrits montrent la vitalité politique de l’époque, ainsi que le travail fait par les militantes pour revendiquer une place à la croisée des mouvements féministes et homosexuels. La plupart de ces textes n’ont jamais été traduits en français. Pourtant ils permettent de préciser notre compréhension de cette période clé que sont les années 1970 aux États-Unis. Certains sont aujourd’hui considérés comme des classiques de l’histoire des féminismes.
Les quelques mois post-Stonewall sont également le moment où les militantes lesbiennes commencent à créer leurs propres lieux pour se rassembler et à partir desquels s’exprimer, d’abord au sein des groupes LGBTQ+ les plus radicaux puis de collectifs indépendants. Désormais, elles ne sont plus cantonnées aux confins du féminisme hétérosexuel blanc et bourgeois comme ont pu l’être les Daughters of Bilitis dans les années 1950. Parce que les lesbiennes construisent leurs espaces de politisation, elles ne se satisfont plus des bouts de table que leur accordaient les organisations féministes majeures comme NOW. Elles commencent à se rassembler entre elles, à penser leur identité, à la structurer et à la manifester, et ont donc besoin d’endroits pour pouvoir le faire. C’est le début des «consciousness-raising groups », les groupes d’éveil de conscience où elles partagent leurs expériences personnelles, et des soirées dansantes pour femmes, premiers rassemblements en non-mixité organisés au sein des mouvements féministes et LGBTQ+.
Ces différents outils permettent la structuration d’un féminisme radical et l’émergence de positions comme le lesbianisme politique – porté par de nombreuses autrices de ce corpus – qui repose sur l’idée qu’il faut cesser toute relation avec des hommes. C’est également à cette époque qu’on observe les premières expérimentations du séparatisme lesbien et la création de communautés autonomes comme les Furies de Washington qui ouvrent la voie à d’autres dans les années 1970 et 1980.
Au tout début des années 1970, ces textes pensent aussi les questions de classe, de race, de sexualité avec une actualité et une puissance remarquables. Ils témoignent d’une volonté de comprendre les effets croisés d’oppressions multiples et rejoignent la question de l’intersectionnalité qui sera développée dans les années 1980. Ces écrits revendiquent une transformation radicale de la société et sont des outils de la révolution féministe et homosexuelle alors en cours. Ils redonnent également à la question littéraire un peu de son agentivité : ces textes ont une action sur le monde, ils fédèrent, donnent de la force, précisent les arguments, poussent à l’action celles qui les écrivent et les lisent.
Nous avons pris le parti de choisir des textes qui ont circulé dans les journaux et parutions militantes de l’époque : Come Out! , publié par le Gay Liberation Front ; The Lesbian Tide , une des premières revues lesbiennes états-uniennes à bénéficier d’une diffusion nationale ; RAT , journal underground de New York ; Lavender Vision à Boston ; The Furies, du collectif séparatiste lesbien du même nom basé à Washington, etc. Nous avons notamment sélectionné les articles et pamphlets qui ont été repris par plusieurs parutions, témoignant ainsi de leur importance mais aussi du lien entre les éditions militantes dans différentes villes des États-Unis, à l’instar du Underground Press Syndicate . L’ensemble de ces textes permet ainsi de mettre en lumière le réseau qui se tisse au sein du militantisme lesbien du début des années 1970, à travers les échanges qui ont lieu entre individus, organisations et publications.